En avril dernier, le cyberactiviste égyptien Wael Ghonim de passage dans la Silicon Valley déclarait : «Notre rêve commence maintenant». L’ex-cadre de Google devenu héros de la révolution égyptienne tenait à apaiser l’engouement occidental pour cette soi-disante «Révolution Facebook». C’était deux mois après la démission de Hosni Moubarak.
Ce jeudi 6 octobre, sur la scène des Dîners de l’Atlantique à Paris, le blogueur tunisien Bassem Bouguerra a montré l’image de la révolution tunisienne selon lui. Et ce ne sont pas les graffitis «thank you Facebook», sacralisés par les médias. Mais celle du corps mort baignant dans une flaque de sang de l’universitaire franco-tunisien Hatem Bettahar, abattu d’une balle dans la tête le 12 janvier dans la ville de Douz par les forces de l’ordre du régime de Ben Ali. Dans un anglais parfait, hérité de ses études aux Etats-Unis (Long Beach puis Stanford), ce cyberactiviste et ingénieur chez Yahoo ! a dévoilé son «secret»: «Nous n’avons pas encore eu de révolution en Tunisie. Mais elle est à venir. Nous allons la faire. C’est le début d’un long combat». Plus de six mois après la «révolution», pour Ghonim comme pour Bouguerra, le «rêve» et le «combat» commencent. Car à Tunis comme au Caire, les vieux démons des régimes renversés planent toujours.
«Ce n’était pas une révolution Facebook»
Dans le cadre cosy de l’hôtel d’Evreux, place Vendôme à Paris, Alec Ross, le charismatique conseiller à l’innovation de la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton interpelle l’auditoire: «Qui est capable de me citer le nom du leader de la révolution tunisienne?». Quelques mains se lèvent timidement. Bassem Bouguerra est dans la salle et observe. Alec Ross reprend: «Le réseau a été le leader de la révolution. Internet est le Che Guevara du 21ème siècle». Un discours punchy et bien rôdé que ce diplomate numérique répète inlassablement à chacune de ses interventions.
Bassem Bouguerra est plus nuancé sur le rôle du «réseau» dans la révolution tunisienne. Pour lui, il n’y a pas eu de «révolution Facebook» en Tunisie et il relativise un certain cyberutopisme en vogue. «Le rôle de Facebook dans la révolution a été très largement surévalué. Les réseaux sociaux et internet en général ont été des outils qui nous ont aidé à organiser et surtout à mieux diffuser l’information dans le pays et à l’extérieur», analyse-t-il avec le recul. Et il reprend : «Ce sont les milliers de manifestants descendus dans la rue qui ont fait cette révolution. Si cette révolution avait été seulement numérique, on n’en serait pas là. C’est mon opinion et celle de la majorité des cyberactivistes tunisiens que je connais».
Si l’absence de leader a été un facteur d’union positif pendant la révolution, il serait désormais un point faible pour la transition. «Les opposants qui ont contribué à organiser cette révolution ont du mal à passer du statut de «breaker» à celui de «maker» oeuvrant à la reconstruction politique et économique du pays». Et quand on lui demande ce que le fameux «réseau» peut avoir comme rôle dans cette phase de transition délicate vers la démocratie, Bassem Bouguerra hésite et réfléchit en silence, un brin gêné. Puis il lâche: «Ce n’est plus la responsabilité du réseau».
L’ère Ben Ali n’est pas finie
6 mai 2011, Tunis. Quatre mois après la chute de Ben Ali, une manifestation se tient au centre de la capitale, avenue Bourguiba, pour réclamer la «démission» du gouvernement de transition. Bassem Bouguerra se joint au cortège de plus de 200 manifestants bloqués par des policiers «déterminés» comme le rapporte l’AFP. Alors qu’il filme avec son smartphone le passage à tabac d’un caméraman par des policiers en civil, Bassem Bouguerra est à son tour battu, son mobile écrasé au sol. Embarqué dans un fourgon, il est, là encore, frappé puis menacé de mort avant d’être relâché. Selon un rapport de la Fédération internationale des droits de l’Homme, la répression ne s’est pas terminée après le 14 janvier et les cyberactivistes sont régulièrement pris pour cible.
«La dictature a évolué. Elle joue sur ses nouvelles apparences démocratiques mais au fond la liberté d’expression est un leurre en Tunisie actuelle. L’idée que la dictature est terminée en Tunise, c’est une vision occidentale et idyllique de la situation. Ca arrange les dirigeants et les médias occidentaux sans doute impatients», dénonce Bassem Bouguerra d’une voix toujours calme qui contraste avec la virulence de son constat.
Et il rappelle sans hausser la voix ni s’emporter : «La majorité des membres du gouvernement de transition de Beji Caïd Essebsi, ont soutenu ou collaboré avec le régime de Ben Ali. Les structures policières de la dictature demeurent en place et actives». Pour la jeune génération des leaders tunisiens qui ont réalisé cette révolution, il est surréaliste voire anachronique d’être gouverné par Essebsi, 85 ans, réputé pour ses accointances douteuses avec le clan Ben Ali. «Nous nous sommes débarrassés de Ben Ali, mais nous n’en avons pas fini avec la dictature. Je considère que nous n’en sommes encore qu’à la première étape», conclut Bouguerra.
L’éducation face à la répression
Pour les cyberactivistes tunisiens, l’ennemi n’est plus clairement identifié. Mais bien présent. Qui dénoncer ? Qui combattre ? «Maintenant, je ne sais plus qui ils sont. Nous sommes attaqués de manière vicieuse et personnelles sur les réseaux sociaux par des adversaires qui se cachent derrière l’anonymat relatif que permet le réseau». Le fameux «réseau», leader de la révolution pour certains experts, serait devenu une opaque entité numérique incontrôlable, utilisée hier pour mobiliser les opposants pro-démocratiques et aujourd’hui par les nostalgiques de l’ère Ben Ali anonymes et menaçants. Serait ce le «dilemme du dictateur», évoqué par la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton dans son discours sur la liberté de l’Internet prononcé le 15 février dernier à l’université de Washington ? La chef de la diplomatie américaine comparait internet à «la place publique du monde, sa salle de classe, son marché, son café et sa boîte de nuit».
Mais dans ce discours auquel Alec Ross a contribué, elle précisait : «l’usage de l’Internet, que ce soit par les citoyens ou par les autorités, reflète l’aspect puissant des technologies de connexion, d’un côté en tant qu’accélérateur du changement politique, social et économique, et de l’autre, comme moyen de répression ou de suppression du changement».
Les nostalgiques de Ben Ali auraient-ils décidé d’utiliser l’arme des cyberrévolutionnaires pour «supprimer le changement» ? Bassem Bouguerra a une myriade d’exemples d’intimidation numérique. Il cite le cas de son amie, la blogueuse Lina Ben Mhenni, alias «Tunisian girl», nominée pour le prix Nobel de la paix. «Elle a été victime d’un début de répression ces derniers jours et elle a été salie sur la place publique numérique». Et il ajoute : «Il y a un prix à payer car ces outils nous exposent nécéssairement et nous devons l’accepter». Sa solution ? «L’éducation. Il faut apprendre à toute la population à utiliser internet mais aussi leur apprendre les dérives et les travers de cet outil s’il est entre de mauvaises mains».
En préparation des élections de l’Assemblée constituante du 23 octobre prochain, des cyberactivistes dont Bassem Bouguerra mettent leur expertise au service des quelques candidats indépendants. Après la révolution dite 2.0, la phase 1 de la transition passe notamment par ces élections. A Tunis, après le «printemps arabe», l’automne ?
source : slateafrique
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