Située à deux heures de la frontière libyenne, l’île tunisienne de Djerba accueille de plus en plus de nantis libyens fuyant la guerre. Voire des proches du pouvoir ayant fait défection. Reportage.
Peu avant l’heure du déjeuner, un verre de chardonnay à la main, Absi et son ami Omar racontent comment ils ont fui la Libye pour atterrir dans cet hôtel de luxe tunisien, où ils lézardent au bord de la piscine au milieu des chaises longues. Omar, originaire de Benghazi, foyer de la rébellion, explique dans un anglais parfait comment il a débarqué sur l’île de Djerba pour échapper à « l’horrible épreuve » qu’est la vie sous le régime de Mouammar Kaddafi. « Le pays n’a pas l’air d’aller très bien en ce moment », ironise-t-il, avant de s’excuser et de prendre congé.Exode massif
Il est facile de deviner pourquoi Djerba, située à deux heures de route et de pont de la frontière libyenne, attire autant les élites cultivées, aisées et mobiles à la recherche d’un refuge confortable pour fuir la guerre civile. Sur l’île des mangeurs de lotus de la mythologie classique, villas, hôtels et discothèques rassemblent désormais opposants, partisans et responsables du régime libyen pour un étrange jeu de rôle sur fond de fin de conflit. « Il y a beaucoup de Libyens qui viennent ici à cause de la crise, explique Oussama, un technicien arrivé de Tripoli. Certains pour se faire hospitaliser parce qu’il n’y a plus de services de santé en Libye, d’autres pour se ravitailler, d’autres encore parce qu’ils ont peur de rentrer chez eux. »
L’afflux vers Djerba est le résultat de l’exode massif vers l’étranger de plus de 100 000 Libyens, selon des chiffres de l’ONU. Ceux qui ont choisi de venir à Djerba ne sont pas tous riches, mais l’île est un lieu attrayant pour quiconque a un peu d’argent, en raison de sa proximité, des vols internationaux et des services de qualité destinés au marché touristique occidental. Aujourd’hui, les groupes de vacanciers européens avides de soleil qui se pressent dans les hôtels de Djerba ont été rejoints par une nuée de Libyens plutôt aisés, reconnaissables à leurs voitures haut de gamme aux plaques minéralogiques blanches. « Toutes les belles voitures sont libyennes », fait remarquer un Tunisien qui contemple rêveusement le parking d’un hôtel bondé de véhicules venus de l’autre côté de la frontière.
Profil bas
Beaucoup de Libyens affirment qu’ils pourraient prolonger leur séjour à Djerba en attendant la fin des frappes de l’Otan. Certains envisagent même de faire venir leurs proches. Un homme assure vouloir exfiltrer ses jeunes fils, au cas où ils seraient obligés d’aller se battre. Dans le hall de l’hôtel Radisson Blu, Ahmed, un importateur de produits électroniques, explique qu’il songe lui aussi à faire venir ses deux enfants. Il a réalisé que la guerre entre le régime et les rebelles pouvait encore durer un an. « Les bombardements vont s’intensifiant, souligne-t-il. Je ne suis ni pour ni contre Kaddafi, je veux juste être en sécurité. »
Devant le Radisson, une voiture du gouvernement libyen vient rappeler les rumeurs qui ont circulé à propos de l’arrivée de hauts fonctionnaires de la Jamahiriya et même de la femme du colonel Kaddafi, Safia, ainsi que de sa fille, Aïcha. Dans les hôtels et cliniques où des figures du régime seraient descendues, la méfiance et le déni sont de mise. Vu les spéculations insistantes sur la présence de riches et puissants acolytes de Kaddafi, il est en tout cas surprenant de ne pas en croiser sur place. Le directeur d’un hôtel affirme que des dizaines de clients libyens – notamment des partisans du régime – font profil bas parce qu’ils sont en territoire inconnu et redoutent que des ennemis politiques ne les repèrent. « Certains disent qu’ils sont contre Kaddafi, raconte-t-il. Mais quand on les entend parler entre eux, les mêmes disent qu’ils le soutiennent. »
Oiseaux de nuit
Des habitants de l’île et des Libyens prétendent que des personnes aisées proches du régime préservent leur intimité en louant des villas, tandis qu’un homme affirme que les partisans du colonel Kaddafi sont des noceurs que l’on croise rarement dans la journée : « Ils ne sortent que la nuit pour noyer leurs soucis dans l’alcool. »
C’est au casino, où les machines à sous ont été installées à l’entrée, près de la sécurité, que nous avons croisé les premiers Libyens loquaces. Ce sont deux opposants au régime qui insistent pour régler leurs boissons. Alors que l’air de Killing Me Softly With His Song résonne en arrière-fond, l’un des hommes, prénommé Omar, laisse entendre qu’il rechigne autant que la plupart de ses compatriotes à quitter ce petit coin de paradis pour retourner à Tripoli : « Kaddafi va y faire couler beaucoup de sang avant de s’en aller. Je ne m’y sens guère en sécurité. »
Fonte: Financial Times et Jeune Afrique 2011
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