Par Pierre Haski | Rue89 | 04/09/2011 | 11H35
Ancien diplomate arabisant, professeur associé à Sciences-Po Paris, spécialiste du monde musulman et… de Jimi Hendrix (accessoirement aussi contributeur régulier à Rue89), Jean-Pierre Filiu publie cette semaine « La Révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique ».
Au lendemain du troisième changement de régime de l'année – la Libye, après la Tunisie et l'Egypte –, il partage ces « leçons » avec nous. Entretien.
Rue89 : Dans votre livre, vous parlez de Révolution au singulier. Est-ce toujours valable alors que les situations ont évolué de manière très différente d'un pays à l'autre ?
Jean-Pierre Filiu : Oui, et je l'argumente. Le singulier vient de la mise en perspective historique que je fais en parallèle avec un autre mouvement au singulier mais qui a eu une implication diverse et plurielle, qui est la « renaissance arabe », la « nahda » [au XIXe siècle, ndlr]. Ce qu'on vit aujourd'hui se situe dans son prolongement.
Il faut accepter qu'on est face à une vague de fond, un bouleversement de très longue durée qui concerne l'ensemble du monde arabe, mais aussi que ce mouvement se traduira dans différents contextes nationaux, et encore plus pour LA Révolution arabe que pour LA Nahda arabe qui était chargée d'une très forte dimension panarabe. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui.
Cette dynamique arabe indéniable va se traduire par le fait que chacun de ces mouvements, s'il progresse, peut en entraîner d'autres ; s'il stagne, ça a aussi un impact sur la dynamique des autres ; s'il est contrarié, réprimé, ou s'il y a contre-révolution, cela affectera l'ensemble.
On a aujourd'hui un monde arabe qui est porté, traversé, par le soulèvement de sa jeunesse, que ce soulèvement soit actif ou prêt à se déclencher. Cette jeunesse partage le même refus du système – en arabe, régime et système, c'est le même mot – dont elle demande, selon les cas, le renversement ou la réforme.
Quel est le « programme commun » de ce mouvement ?
Partout, on retrouve la même exigence partagée, qui tourne autour de principes très simples :
- transparence ;
- lutte contre la corruption ;
- partage du pouvoir et des richesses ;
- élections libres.
Toutes choses qui prennent quelques minutes à dire, mais parfois des mois de lutte et des années à mettre en place. Et non seulement ça ne va pas se calmer, mais ça va plutôt s'intensifier, car ce mouvement charrie beaucoup d'énergie, mais ne sera pas linéaire : il connaîtra des phases de désespoir, de désenchantement, voire de trahisons, ce qu'on n'a pas encore vu.
Mais il connaîtra aussi de très grandes victoires. Et je suis personnellement convaincu qu'en Syrie, il ira jusqu'au bout, et il faudrait mieux que le régime syrien, au lieu de s'entêter dans une répression abjecte, tire les conséquences du fait qu'avec plus de 2 000 morts, soit deux fois le bilan de la Révolution égyptienne dans un pays quatre fois moins peuplé. Le mouvement ne faiblira pas selon moi, et il fera tout pour s'en tenir à sa dynamique citoyenne.
La leçon que l'on tire de la Libye c'est que, sauf en cas de menace d'extermination – il n'y a pas d'autre mot, la Révolution libyenne était menacée de liquidation –, il faut s'en tenir à la voie citoyenne. C'est ce qu'on voit encore aujourd'hui encore au Yémen malgré la grande quantité d'armes en circulation.
Le changement de régime en Libye n'a été possible que par une intervention militaire extérieure et une vraie guerre : cela ne change-t-il rien par rapport à votre raisonnement ?
Je suis convaincu que la Libye va rester une exception. Ce serait très grave de vouloir le poser en précédent, cela pourrait conduire à des erreurs de perception très lourdes.
L'intervention occidentale, avec ses plus de 7 000 sorties offensives, a sauvé la Révolution, qui allait être liquidée à Benghazi le 19 mars, mais elle ne s'est pas substituée à la Révolution qui a vaincu par ses propres forces. Et même dans les scènes les plus choquantes de violence milicienne que l'on voit depuis la chute de Tripoli, on voit cette réappropriation du pays par les combattants qui en sont issus. C'est l'anti-Bagdad.
C'est un mouvement qui émane des profondeurs de la Libye, qui n'aurait pas pu, effectivement, vaincre sans le soutien de l'Occident, mais c'est lui qui a gagné. Cette victoire est la sienne et personne ne peut la lui dénier.
Il faut bien voir que si Kadhafi était arrivé à ses fins, avait pu écraser Benghazi etMisrata, il n'aurait à mon avis pas tardé quelques jours avant de se retourner contre la Révolution tunisienne, de la déstabiliser méthodiquement, et on sait qu'un certain nombre de nostalgiques de Ben Ali avaient trouvé refuge chez lui. Et il aurait sans doute essayé de pêcher en eaux troubles en Egypte, où il aurait eu moins de succès.
C'est un épisode majeur, mais ce n'est qu'un épisode dans le mouvement de fond qui est aujourd'hui porté par la Révolution syrienne.
Vous dites « un cas exceptionnel, pas un précédent », on pense aussitôt à la Syrie : cette tentation n'existe-t-elle pas ?
Une ingérence directe serait tragique. Elle est d'ailleurs souhaitée par le régime syrien, ça serait sa seule planche de salut, d'arriver à mobiliser ce qu'il lui reste de soutien contre une intervention étrangère. C'est d'ailleurs ce sur quoi sa propagande fonctionne du matin au soir.
Ecoutons l'opposition syrienne : elle a une voix, des dirigeants respectables et tout à fait légitimes, qui ont posé on ne peut plus clairement trois « non » :
- non à la confessionnalisation qui fait le jeu du régime ;
- non à la violence armée, pour les mêmes raisons ;
- non à l'intervention étrangère, à l'internationalisation.
En revanche, la même opposition demande avec beaucoup de force des sanctions internationales, économiques sur le pétrole syrien, personnelles sur les responsables de la répression, et elle avait mené, au mois d'août, un de ses « vendredis de protestation », qui prouvent à quel point elle est structurée, contre le « silence » de la communauté internationale. Mais sans demander d'intervention.
La population est entrée dans une épreuve de force de longue durée avec le régime, et ne cèdera plus.
Dans les « dix leçons » du livre, il y a le fait que ce sont des « révolutions sans chef » : est-ce un atout ou une faiblesse ?
Je suis convaincu que ce n'est pas une faiblesse. Le fait de ne pas avoir de chef a failli être fatal à la Révolution libyenne dans un contexte de guerre civile. Mais je reste convaincu que la Libye sera l'exception.
En revanche, même dans la phase post-révolutionnaire, ce qui fait le dynamisme de ces expériences qui sont toujours en cours, en Tunisie comme en Egypte, le jeu reste pluraliste. La force de ces révolutions est qu'elles demeureront inclusives. Plus elles intègreront de sensibilités – on pense évidemment aux islamistes, mais il y en a beaucoup d'autres –, plus on voit apparaître dans ces mouvements que l'on croyait très forts, des phénomènes centrifuges.
D'où cet aspect déroutant – on n'est à pas loin de cent partis en Tunisie –, mais c'est une étape nécessaire. Je suis très optimiste, sur la longue durée, même s'il peut y avoir sur le chemin des tragédies, car ces sociétés sont très bien armées pour faire face à ce processus d'involution, d'introspection, de reconstruction nationale. Et elles peuvent le mener à terme assez vite.
Il faut reconstruire des pays par le bas, mais il n'y a pas de raccourci, ça peut prendre du temps.
Quand j'étais aux Etats-Unis, au printemps, on me disait » : « Les Arabes, avec leur culte du chef, ont vite besoin d'un leader, d'un Président… » Je leur répondais que la tendance lourde est au parlementarisme. On verra les résultats des constituantes, mais mon intuition est qu'on va aller vers un parlementarisme mâtiné d'une forte dose de proportionnelle.
La question des islamistes reste largement débattue : quel rôle joueront-ils ?
Ma vision est plurielle. C'est une des grandes questions du moment. Les islamistes sont au pied du mûr. Il ne fait pas sous-estimer la douleur que représente, en interne comme en externe, la nécessité de choisir et de trancher, et de sortir d'une ambiguïté qui était très confortable et que permettait la répression.
Il y a trois données que l'on retrouve partout :
- les islamistes sont minoritaires, ils sont peut-être le parti le plus fort en relatif, mais ils sont toujours minoritaires ;
- ils sont toujours divisés. En Egypte, on en est aujourd'hui à quatre partis issus des Frères musulmans, trois partis salafistes, sans compter d'autres partis qui se réclament de l'islamisme… Il y a un éparpillement de l'offre politique islamiste, ça va troubler les partisans de l'unité ;
- les islamistes ne sont pas à l'origine des processus révolutionnaires ; ils ont été réactifs et ont pu y jouer une part, négligeable en Tunisie, importante en Egypte, moins en Libye. Mais toujours dans un second temps. Ça finit par peser sur le rapport que la population entretient avec un parti que l'on disait hégémonique.
L'alternative classique dictature/islamistes doit être enterrée. On va aller vers autre chose, qui peut être déroutant, mais qui peut aussi être enthousiasmant ! En tout cas, je ne vois pas de Grand Soir islamiste à l'horizon.
Il y aura surtout l'apprentissage du pluralisme, de la négociation, de la coalition, qui va agir comme un acide sur les actes de foi de ces mouvements.
Le cas du Maroc, avec son processus politique, est-il à part ? Un monarque descendant du Prophète a-t-il plus de chance d'éviter la rupture qu'un régime dictatorial classique à la syrienne ?
Il y a une évidence empirique : le principe monarchique résiste mieux que le principe républicain. L'explication est d'ordre historique : on est dans des révolutions nationales. Et une monarchie qui, comme c'est le cas au Maroc, est assise sur trois siècles d'histoire et de pouvoir, est de toutes les façons beaucoup plus légitime qu'une dictature de type baasiste arrivée dans les années 60 avec des justifications artificielles.
Quand on parle de légitimité d'ordre religieux – « commandeur des croyants »… –, on parle encore dans un cadre national. Le roi du Maroc est « commandeur des croyants », mais des croyants marocains…
Je crois que l'Arabie saoudite, qui est au cœur de la stabilité sous-régionale de la péninsule arabique, et qui a les richesses fabuleuses du pétrole, a aussi le caractère incontestablement national de la dynastie régnante, qui a construit l'Etat autour d'elle. Ça donne beaucoup de force.
D'où la faiblesse de la Jordanie où la dynastie est arrivée il y a quelque 90 ans seulement, ce qui est beaucoup pour une « République héréditaire » comme la Syrie, mais peu pour une monarchie.
La France avait « raté » la Tunisie ; la Libye lave-t-elle ce ratage ?
Je ne pense que pas que ce soit la logique dans laquelle il faut se situer. Je crois qu'il y a eu un tournant entre le 17 et le 19 mars, dans lequel la France a joué un rôle majeur. Il faut, sans réserve, le reconnaître et le saluer. J'étais alors aux Etats-Unis, et il est clair qu'ils n'y allaient pas, ils allaient laisser Benghazi être reprise sans lever le petit doigt. Ce qui aurait été un désastre pour la Libye, mais aussi la Tunisie.
Ce tournant est dû au volontarisme de la France, de Nicolas Sarkozy, et de la diplomatie d'Alain Juppé à New York. Mais ça prouve aussi, contrairement à une certaine tradition diplomatique, qu'on peut avoir une politique forte et une visibilité très forte dans une zone, Benghazi, où la France n'a aucune présence historique. La France y est aujourd'hui adulée, et ça n'a rien à voir avec un passé colonial ou une politique d'immigration : c'est purement le fruit d'une politique juste qui a été perçue comme tel par la population.
Ça marque un tournant pour la France, mais il faut continuer.
► La Révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique, de Jean-Pierre Filiu - éd. Fayard - 251 pp - 18€ - sortie en librairie le 7 septembre.
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